jeudi 25 janvier 2007

Le caractère mystique des doctrines socialistes et l'intuition. (Clément Colson)


On demeure stupéfait, quand on constate que des conceptions aussi vagues, aussi dénuées de toute base expérimentale, ont pu trouver de très nombreux adeptes dans un siècle qui se targue d'être le siècle de la science positive et des mesures précises, quand on voit surtout que le refus de donner au moins une idée approchée de ce que pourrait être le futur paradis terrestre n'a diminué la foi d'aucun croyant dans la réalisation de ces espérances. Et, chose plus étonnante encore, les adeptes de cette foi se sont recrutés, jusqu'à ces dernières années, parmi les hommes qui se réclamaient le plus des idées modernes, qui se vantaient d'être les plus dégagés des illusions du passé, les plus attachés aux faits et aux réalités scientifiques. C'est tout récemment seulement que quelques-uns de ces nouveaux mystiques ont commencé à expliquer leurs convictions par une intuition et une sorte de grâce, supérieure au raisonnement.

Car c'est bien en présence d'une renaissance du mysticisme que nous nous trouvons. Certains adversaires politiques du socialisme trouvent, il est vrai, une autre explication de sa diffusion, et ils l'attribuent à la haine et à l'envie chez les masses, à la fureur de parvenir, fût-ce en flattant les plus mauvaises passions, chez les chefs. Mais, si de pareils sentiments tiennent sans contredit une grande place dans le développement du socialisme, comme dans toutes les choses humaines, ils n'en sauraient Ítre, à eux seuls, l'explication. L'attrait qu'exercent, même sur des esprits éclairés et positifs, les rêves de bonheur et de fraternité, si utopiques soient-ils, est indéniable: la pléiade de jeunes ingé­nieurs, de futurs directeurs et fondateurs des plus grandes affaires industrielles qui soutenait les idées saint-simoniennes, il y a près d'un siËcle, ne se compo­sait, certes, ni de purs imaginatifs, ni de politiciens faméliques. Il est vrai que, chez eux, ces illusions juvéniles durèrent peu; leur persistance de nos jours, chez des esprits cultivés et pondérés, est plus difficile à expliquer.

Elles se conçoivent mieux, sincères et durables, dans le peuple. Un rêve de bonheur opposé aux misères de l'existence y séduit souvent les cœurs les meilleurs et les esprits les plus élevés, qui n'ont pas la culture nécessaire pour apercevoir les lacunes et les contradictions des utopies qu'on leur expose, ou pour trouver dans la vie intellectuelle une compensation à la monotonie et à la médiocrité de leur vie matérielle. Le défaut de notions nettes sur la société future n'ébranle pas plus leur foi que l'imprécision des doctrines sur le Royaume de Dieu n'ébranlait celle des premiers chrétiens. Ce sont ces idées flottantes, où chaque imagination peut loger ses rêves les plus chers, qui renouvellent à certains moments les conceptions purement traditionnelles sur lesquelles repose toute la mentalité populaire. Les œuvres savantes et obscures du socialisme scientifique peuvent bien alimenter les manifestes des chefs intellectuels qui s'associent au mouvement des masses; elles ne contribuent pas plus à la grandeur de ce mouvement que les subtilités de l'apologétique chrétienne n'ont contribué à l'essor du christianisme, car ni les unes ni les autres ne sont intelligibles à la foule ou ne supportent l'examen d'un esprit non prévenu.

Les analogies entre le socialisme et le christianisme primitif sont si nom­breuses qu'il est vraiment étonnant qu'après avoir été maintes fois signalées, elles ne soient pas devenues un lieu commun. L'un et l'autre ont su s'appuyer à la fois sur le moteur le plus universel des actions humaines, l'intérêt personnel, par des promesses de bonheur, - sur les meilleurs sentiments, par l'appel à la fraternité et à l'aide mutuelle, - et aussi sur les plus bas, par les diatribes contre les riches et les puissants. Il est vrai que, à ce dernier point de vue, le chris­tianisme se bornait à inviter les riches à distribuer leurs biens aux pauvres, s'ils voulaient être sauvés, tandis que le socialisme incite les pauvres à s'empa­rer des biens des riches sous une forme ou sous une autre, ce qui constitue une différence sérieuse. Le socialisme s'est mis, d'autre part, à la mode du jour, en cherchant une base scientifique dans l'idée d'évolution. Mais il n'a pas attendu qu'une évolution pacifique l'ait rendu maître des pouvoirs publics pour prati­quer, envers l'ouvrier dissident, le compelle intrare auquel l'Eglise est arrivée bien plus tard; la faiblesse des hommes chargés d'assurer la sécurité publique lui a suffi pour y réussir dès à présent. Sans doute, il n'affiche pas, comme l'Evangile, le dédain de la culture intellectuelle, du travail lucratif et de la prévoyance; mais il adapte ces idées à la situation actuelle en demandant l'ouverture de tous les emplois aux élèves de l'enseignement primaire, la réduction obligatoire du nombre et de la durée des jours de travail, enfin l'interdiction de toute épargne assurant un revenu à son auteur.

Comme le christianisme, encore, le socialisme admet une rénovation com­plète de l'homme par la foi nouvelle. Seulement, au lieu d'imposer immédiate­ment à ses disciples la pratique des vertus sans lesquelles il est bien obligé de reconnaître que la cité socialiste ne durerait pas un jour, il se contente d'annoncer que ces vertus se généraliseront sans effort et sans peine, une fois cette cité fondée; cet ajournement facilite évidemment la propagande, en supprimant tout ce qui a fait la beauté et la grandeur de la religion chrétienne. Enfin, des deux cités, on séduit ceux que lasserait la lenteur des progrès quotidiens par l'annonce d'une solution catastrophique: si les esprits sincères et lucides, tels que Georges Sorel, reconnaissent que la Grêve générale est un mythe, tout comme le Jugement dernier, ce mythe n'en agit pas moins puis­samment sur les imaginations populaires, et le triomphe du prolétariat dans sa colère ne donne pas lieu à des chants moins terrifiants que le Dies irae.

Il ne manque d'ailleurs pas, aujourd'hui, de gens qui avouent qu'un certain mysticisme ne messied pas aux réformateurs sociaux, et qui espèrent eux-mêmes trouver un moyen commode d'échapper aux discussions en invoquant des lumières spéciales venues, non plus d'en haut, mais on ne sait d'où. Citant, tantôt les travaux récents des psychologues sur la pensée subconsciente, tantôt les ouvrages dans lesquels les savants ont rectifié les idées excessives que quelques-uns d'entre eux, et surtout beaucoup, de littérateurs, se faisaient du sens et de la portée des lois expérimentales et des démonstrations mathémati­ques (c'est ce que les gens du monde appellent la faillite de la science), ils célèbrent la supériorité des pensées obscures sur les idées claires et de l'intuition sur le raisonnement. Quand ils ne savent que répondre à un argu­ment, ils rappellent qu'il y a autre chose que la raison; ils invoquent l'autorité des savants illustres, d'Henri Poincaré exposant comment les grandes décou­vertes sont dues, même en mathématiques pures, bien plus à l'imagination et à l'intuition qu'à l'application méthodique de tous les procédés de calcul connus. Ils oublient seulement un petit détail, que Poincaré se borne à rappeler sommairement, tant il est pour lui chose évidente: c'est que les propositions aperçues par une inspiration de l'homme de génie doivent être vérifiées, que le sentiment de certitude absolue qui accompagne cette inspiration peut le tromper et qu'il s'en aperçoit seulement quand il veut mettre la démonstration sur pied. Si l'exactitude des propositions aperçues par intuition n'est pas démontrée par le raisonnement, elles restent non avenues, comme, en physi­que, l'intuition qui aperçoit les principes d'une théorie nouvelle n'a de valeur que si l'expérience prouve la concordance de cette théorie avec les faits. Or, les socialistes mystiques ne nous apportent, à l'appui de leurs vues intuitives, ni démonstrations rigoureuses, ni expériences précises, ni quoi que ce soit qui en approche.


Clément Colson in Organisme économique et désordre social
(1918)

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