lundi 24 novembre 2008

Les Droits de l'Homme comme Droits de propriété (Murray Rothbard)



[164]

Les sociaux-démocrates* veulent conserver le concept de “Droits” pour des “Droits de l’homme” tels que la liberté d’expression par exemple, mais se refusent à l’appliquer à la propriété privée[165]. Pourtant, le concept de Droits n’a de sens que si on les entend comme des Droits de propriété. Car non seulement il n’existe pas de Droits de l’homme qui ne soient en même temps des Droits de propriété, mais les Droits de l’Homme perdent leur caractère précis et absolu quand ils ne sont pas fondés sur le critère des Droits de propriété.

Disons d’abord que les Droits de propriété sont identiques aux Droits de l’homme de deux manières : premièrement, il n’y a que les hommes pour posséder des biens, de sorte que leurs Droits sur la propriété sont des Droits d’êtres humains ; deuxièmement, le Droit de la personne sur son propre corps, sa liberté personnelle, est un Droit de propriété dans sa propre personne aussi bien qu’un “Droit de l’homme”. Mais ce qui importe surtout pour notre propos actuel, c’est que les Droits de l’homme, s’ils ne sont pas formulés en termes de Droits de propriété, se révèlent vagues et contradictoires, ce qui amène les socialistes à les atténuer au nom des “politiques publiques” ou de “l’intérêt général”. On me permettra de citer ce que j’ai écrit dans un autre ouvrage :

“Prenons par exemple le ‘Droit de l’homme’ qu’est la liberté d’expression. On présume que la liberté d’expression signifie le Droit de chacun de dire ce qu’il veut. Mais on néglige la question de savoir où. Où un homme a-t-il ce Droit ? Certainement pas sur une propriété où il s’est introduit sans autorisation. Autrement dit, il n’a ce Droit que sur sa propre propriété ou sur la propriété de qui a consenti à l’accueillir, soit gracieusement soit en vertu d’un contrat de location. En fait, il n’existe aucun Droit particulier ‘à la liberté d’expression’ ; il n’y a que le Droit général de propriété, qui est le Droit d’un homme de faire ce qu’il veut de sa propriété et de signer des contrats volontaires avec d’autres propriétaires”[166].

Bref, il n’existe pas de “Droit à la liberté d’expression” ; ce que l’on a, c’est le Droit de louer une salle et de parler aux personnes qui en franchissent le seuil. Il n’y a pas de “Droit à la liberté de la presse” ; ce que l’on a, c’est le Droit de rédiger et de publier un écrit, et de le vendre à qui est disposé à l’acheter (ou de le distribuer gratuitement à ceux qui l’accepteront). Ainsi, dans chacun de ces cas, les Droits dont on est titulaire sont des Droits de propriété, qui incluent la liberté contractuelle et la liberté de céder sa propriété. Il n’y a pas de “Droit à” la liberté d’expression ou à la liberté de la presse qui s’ajouterait aux Droits généraux de propriété dont on dispose.

De plus, le concept même de Droit sort affaibli de la confusion qui entoure une analyse formulée en termes de “Droit à la liberté d’expression” plutôt qu’en terme de Droits de propriété. Le juge Holmes en a fourni une illustration célèbre : personne, affirmait-il, n’a le Droit de crier “Au feu!” sans raison dans un théâtre bondé, d’où il s’ensuivrait que le Droit à la liberté d’expression n’est pas absolu mais doit être atténué par des considérations “d’ordre public”[167]. Or, si nous analysons la question en termes de Droits de propriété, nous verrons qu’il n’y a rien là qui justifie d’affaiblir le caractère absolu des de ces Droits[168].

Logiquement, en effet, celui qui a poussé le cri est soit un client, soit le propriétaire du théâtre. Si c'est le propriétaire, il a violé le Droit de propriété que ses clients détiennent sur la jouissance tranquille du spectacle, pour lequel il s’est fait payer. Si c’est un client qui crie, il viole à la fois le Droit de propriété des autres clients sur le spectacle et le Droit du propriétaire car il ne respecte pas les conditions de sa présence dans les lieux, qui incluent certainement de respecter les Droits du propriétaire en s’abstenant de troubler le spectacle qu'il présente. D'une manière ou d'une autre, donc, le trouble-fête est passible de poursuites pour atteinte au Droit de propriété ; et le fait de concentrer notre attention sur les Droits de propriété en jeu montre bien que la difficulté suggérée par Holmes ne requiert nullement que la loi mutile la nature absolue des Droits.

Dans une critique mordante de l'argument de Holmes concernant celui qui crie “au feu” dans un théâtre bondé, le juge Hugo .iB.Black, Hugo;, bien connu pour sa conception absolutiste de la liberté d'expression, a bien montré comment celle-ci est ancrée dans les Droits de propriété privée. Il écrivait :

“Je suis allé au théâtre avec vous hier soir. J'ai l'impression que si vous et moi nous étions levés pour divaguer dans la salle durant le spectacle, nous aurions été arrêtés. Personne n'a jamais soutenu que que le premier amendement** donne aux gens le Droit d'aller où ils veulent dans le monde et de dire n'importe quoi. L'achat des billets de théâtre ne procurait pas le Droit d'y faire un discours. Nous avons un système de propriété dans ce pays, qui est aussi protégé par la Constitution. Il implique qu'un homme n'a pas le Droit de faire tout ce qu'il veut n’importe où. Par exemple, je ne me sentirais pas très bien disposé envers quelqu'un qui prétendrait venir dans ma maison en arguant de son Droit constitutionnel d’y prononcer un discours contre la Cour Suprême. Je sais que les gens sont libres de faire des discours contre la Cour Suprême, mais je ne veux pas que ce soit dans ma maison”.

“C'est une jolie formule que cette histoire de crier ‘au feu’ dans un théâtre bondé. Mais vous n'êtes pas obligé de crier ‘au feu’ pour être arrêté. Si quelqu'un trouble la paix du théâtre, il sera appréhendé non pas pour le contenu de ce qu'il a hurlé mais pour le simple fait d’avoir hurlé. Il sera appréhendé non pas à cause de ses opinions mais parce que l'on estime qu'il n'a rien à dire que l'on veuille entendre à cet endroit-là. Telle serait ma réponse : non pas à cause de ce qu'il a crié mais parce qu'il a poussé un cri”[169].

Dans les années soixante, le théoricien politique français Bertrand de Jouvenel avait soutenu que des limites à la liberté d'expression et au Droit de s’assembler étaient nécessaires du fait de ce qu'il appelait le “problème du président d'assemblée” : comment répartir le temps de parole ou l'espace dans une assemblée, dans un journal ou à l'antenne quand les intervenants croient avoir un “Droit” à la liberté d’expression qui implique l’utilisation de la ressource en cause[170] . Mais ce que Jouvenel n'a pas vu, c'est justement la solution que nous proposons au problème du président d'assemblée, qui consiste à reformuler le concept de Droits en termes de propriété privée plutôt qu'en termes de liberté d'expression ou de liberté de s’assembler.

En premier lieu, remarquons comment chacun des exemples de Jouvenel — le participant à une assemblée, celui qui envoie un article au courrier des lecteurs, ou celui qui veut participer à une émission de radio — se réfère à une situation où la ressource rare, temps ou espace, est offerte gratuitement, sans qu'un prix en soit demandé. Se pose alors ce que les économistes appellent “le problème du rationnement”. L’emploi d'une ressource rare et utile doit être réparti, qu'il s'agisse du temps de parole au pupitre de l'orateur, du temps d'antenne ou de l'espace dans un journal. Quand la ressource est gratuite, quand elle ne coûte rien, la demande de temps ou d'espace sera forcément très en excès de l'offre, moyennant quoi la conscience d'une “pénurie” est inévitable. Comme c'est toujours le cas quand des prix trop bas ou inexistants causent des pénuries et des files d'attente, les consommateurs dont la demande reste insatisfaite se sentent frustrés et irrités de ne pas avoir accès à des ressources sur lesquelles ils croient avoir un “Droit”.

Une ressource rare dont l’utilisation n'est pas répartie par la procédure des prix doit être rationnée d'une autre manière par son propriétaire. D'ailleurs, dans les exemples de Jouvenel, des prix pourraient fort bien assurer le rationnement si les propriétaires le voulaient. Le président d'assemblée pourrait mettre aux enchères les temps de parole à la tribune et les céder aux plus offrants. Le producteur d'une émission radiophonique pourrait faire la même chose. (C'est bien du reste ce que les chaînes font quand elles vendent du temps d'antenne à des annonceurs particuliers). Alors, les pénuries disparaîtraient et avec elles les sentiments de frustration devant la fausse promesse de “l’égalité d'accès” au journal, à la tribune, à l'antenne...

Le fait fondamental est que, dans tous les cas, le propriétaire doit nécessairement répartir l’utilisation de sa ressource, que ce soit par des prix ou d’une autre manière. Le propriétaire du programme ou du poste de radio (ou son mandataire) loue ou donne le temps d'antenne à sa guise. Le propriétaire du journal ou son rédacteur en chef distribue l'espace aux correspondants selon son bon plaisir. Le “propriétaire” de l'assemblée ou son mandataire, le président, distribue les temps de parole comme il lui plaît .

Le fait que la propriété est la clé ultime de la répartition fournit la solution au problème de Jouvenel. En effet, celui qui envoie une lettre au courrier du lecteur n'est pas propriétaire du journal ; il n'a donc aucun Droit à être publié, il ne peut que formuler une demande que le propriétaire a le Droit absolu de rejeter ou de satisfaire. Celui qui demande la parole à une assemblée n'y a pas Droit, il formule seulement une demande sur laquelle le propriétaire ou son mandataire se prononcera. La solution consiste donc à donner au “Droit à la liberté d'expression” ou au “Droit de s’assembler” un nouveau sens axé sur le Droit de propriété privée plutôt que sur l'idée vague et, comme Jouvenel le démontre, non-opérationnelle d'un quelconque “Droit égal à” du temps ou de l'espace. C'est seulement quand il est conçu comme un simple cas particulier du Droit de propriété que le “Droit à la liberté d'expression” retrouve son caractère valide, opérationnel et absolu.

On le voit bien dans ce “Droit de démarcher les gens” que proposait Jouvenel. Il y a, écrit-il, “un sens dans lequel la liberté d'expression peut être exercée par tous et chacun : c'est le “Droit de démarcher”, c'est-à-dire d'aborder des gens, de tenter de les convaincre, puis de les rassembler dans une salle et, ainsi, de se ‘constituer une assemblée’. Là, Jouvenel. frôle la solution mais sans bien la voir. Ne dit-il pas que, pour être valide et opérationnel, le “Droit à la liberté d'expression” se résout dans le Droit de parler aux gens, de tenter de les convaincre, de louer une salle pour s'adresser à ceux qui choisissent d’y venir, etc. ? Or, dans cette acception-là, la liberté d'expression n’est qu’un élément du Droit général qu’une personne détient sur sa propriété. (A condition, bien évidemment, de ne pas laisser de côté le Droit de ne pas être importuné pour qui ne le souhaite pas, bref le Droit de ne pas écouter). Car le Droit de propriété inclut le Droit d’utiliser sa propre propriété et de conclure des contrats et des échanges d’un commun accord avec d’autres propriétaires. Le “démarcheur” jouvenélien qui loue une salle de réunion et prend la parole devant son assistance n’exerce pas une vague “liberté d’expression” mais une part intégrale de son Droit général de propriété. Jouvenel le dit presque quand il met en scène ses deux protagonistes, Primus et Secundus :

“Primus […] a peiné pour rassembler son auditoire. Voici qu’un étranger, Secundus, arrive et, au nom du doit à la liberté d’expression, réclame le Droit de s’adresser à cette assemblée. Primus doit-il lui céder la tribune ? J’en doute. Il peut répondre à Secundus : ‘C’est moi qui ai fait cette assemblée. Tu peux t’en aller et faire la même chose.”

Exactement. Autrement dit, Primus est propriétaire de l’assemblée ; il a loué la salle, convoqué la réunion et en a fixé les règles ; ceux qui n’aiment pas ces conditions sont libres de ne pas assister ou de sortir. Primus détient un Droit de propriété qui lui permet de prendre la parole quand il le veut ; Secundus, n’ayant aucun Droit de propriété sur l’assemblée, n’a non plus aucun “Droit à la parole”.

Plus généralement, on constate l’affaiblissement des Droits dans les cas où la propriété est mal localisée, où les Droits de propriété sont brouillés. Les problèmes de liberté d’expression, par exemple, sont endémiques dans les rues qui appartiennent aux hommes de l’Etat : le gouvernement doit-il autoriser les manifestations politiques dont il prétend qu’elles gêneront la circulation et répandront des tracts sur la chaussée ? Ces problèmes qui semblent remettre en cause l’absolutisme de la liberté d’expression sont, en fait, uniquement dus au défaut de délimiter les Droits de propriété. Car les rues, en général, appartiennent aux hommes de l’Etat, qui sont alors dans la position du président d’assemblée. Comme n’importe quel propriétaire, ils se trouvent confrontés au problème de l’allocation de leurs ressources rares. Supposons que la manifestation de rue doive provoquer un embouteillage ; alors, la décision des hommes de l’Etat ne concerne pas tant une question de liberté d’expression qu’une simple question d’affectation de la rue par son propriétaire.

Notons bien qu’aucun problème ne se poserait si les rues appartenaient à des particuliers et à des entreprises privées — ce qui serait le cas de toutes les rues dans une société libertarienne —, car alors, comme tout autre bien en propriété privée, les rues pourraient être louées ou prêtées à des individus ou à des groupes privés souhaitant y organiser des manifestations. Dans une société purement libertarienne, on n’aurait pas plus le “Droit” d’utiliser la rue de quelqu’un que celui de détourner la salle de réunion d’autrui ; dans chacun des cas, le seul Droit est un Droit de propriété, consistant à louer la ressource nécessaire avec son argent, si tant est que le propriétaire y consente. Bien sûr, aussi longtemps que les rues demeurent propriété étatique, la situation conflictuelle demeure insoluble, car ce régime implique que tous nos autres Droits de propriété, incluant la liberté d’expression, de s’assembler, de distribuer des tracts, etc., seront entravés et limités par la nécessité continuelle de traverser et d’emprunter les rues appartenant aux hommes de l’Etat et que ceux-ci peuvent décider de fermer, ou d’en limiter l’usage de toutes sortes de manières. Si le gouvernement autorise la manifestation dans la rue, il restreindra la circulation ; s’il interdit la manifestation pour maintenir une circulation fluide, il limitera la liberté d’accès à ses rues. D’une manière ou d’une autre, quelle que soit la décision prise, les “Droits” de certains contribuables en sortiront diminués.

L’autre endroit où l’imprécision des droits et la localisation incertaine de la propriété créent des conflits insolubles se trouve dans les assemblées étatiques (et leurs “présidents”). Comme nous l’avons en effet noté, quand un homme ou un groupe louent une salle et nomment un président d’assemblée, on voit tout de suite où se situe la propriété et Primus l’emporte. Mais qu’en est-il d’une assemblée étatique ? A qui appartient-elle ? Personne ne le sait vraiment, ce qui fait qu’il n’y a pas de manière satisfaisante et non-arbitraire de décider qui parlera et qui ne parlera pas, ce qui sera décidé et ce qui ne le sera pas. Il est vrai que l’assemblée de l’Etat s’organise selon ses propres règles, mais qu'arrive-t-il si celles-ci n’obtiennent pas l’assentiment d’une part importante des citoyens ? On ne peut trouver de réponse satisfaisante puisque la localisation de la propriété n’est pas claire. Autrement dit, quand on considère un journal ou une émission de radio, il est clair que l’auteur de la lettre et le participant en puissance sont des demandeurs, et que le directeur ou le réalisateur sont les propriétaires à qui revient la décision. Dans le cas d’une assemblée étatique, nous ne savons pas qui est propriétaire. L’homme qui demande la parole à une assemblée municipale prétend à un statut de co-propriétaire mais il n’a établi aucun titre de propriété ni par l’achat ni par l’héritage ni par la découverte, comme cela se fait dans tous les autres domaines.

Revenons à la question des rues où d’autres problèmes contrariants se posent, qui seraient rapidement résolus dans une société libertarienne, parce que tout y est une propriété privée clairement délimitée. Ainsi, dans le régime actuel, un conflit perpétuel oppose le “Droit” des contribuables qui veulent avoir accès aux rues appartenant aux hommes de l’Etat et la volonté des résidents de nettoyer les rues de leur quartier d’éléments qu’ils considèrent comme “indésirables”. Dans plusieurs quartiers de New York, par exemple, on voit des manifestations quasi-hystériques de résidents qui s’opposent à l’installation de restaurants McDonald et dont le recours au pouvoir des autorités locales à ces fins est souvent couronné de succès. Ce sont évidemment là des atteintes caractérisées au Droit de propriété de la société MacDonald sur les immeubles qu’elle a achetés. Mais les résidents ont quand même quelques arguments : l’amoncellement de détritus et la venue d’individus “indésirables” attirés par le restaurant et qui se retrouveront alentour, c’est-à-dire dans les rues. Bref, ce à quoi, au fond, les résidents s’en prennent, ce n’est pas tellement au Droit de propriété de McDonald qu’à ce qu’ils considèrent comme une “mauvaise” utilisation des rues étatisées. Leur grief vise en somme les “Droits de l’homme” qui permettent à certaines personnes d’emprunter à leur guise les rues accaparées par les hommes de l’Etat. Mais en tant que contribuables et citoyens, les “indésirables” aussi ont le “Droit” de marcher dans la rue, et ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’un McDonald pour se rassembler où ils veulent. Dans la société libertarienne, où toutes les rues seraient privées, le conflit se résorberait sans atteinte aux Droits de propriété de qui que ce soit : ce sont les propriétaires des rues qui auraient le Droit de choisir qui y aura accès et ils pourraient par conséquent empêcher à leur gré la venue des “ indésirables.

Evidemment, les propriétaires de rues qui choisiraient d’exclure les “éléments indésirables” devraient en payer le prix : la surveillance policière coûterait plus cher, la fréquentation des boutiques de la rue serait affectée et la circulation des invités des riverains, entravée. De tout cela résulterait sans aucun doute, dans une société libre, une configuration diversifiée des règles d’accès, certaines rues (et les quartiers délimités par elles) étant ouvertes à tous, d’autres imposant diverses formes de restrictions.

De même, le problème du “Droit” de libre immigration de l’homme serait résolu par un régime où routes et rues sont privées. Il ne fait pas de doute que les barrières actuelles à l’immigration restreignent non pas tellement le “Droit à l’immigration” que le Droit des propriétaires de louer ou vendre .à des immigrés ce qu’ils ont en leur possession. Il ne saurait y avoir de Droit de l’homme à l’immigration, car cela signifierait le Droit de s’introduire sur une propriété, mais sur la propriété de qui ? Si Primus veut immigrer aux Etats-Unis, on ne peut prétendre qu’il ait le Droit absolu de venir n’importe où puisqu’il faut tenir compte des propriétaires actuels qui ne veulent pas de lui chez eux. D’autre part, il peut exister et il existe certainement d’autres propriétaires qui sauteraient sur l’occasion de louer ou de vendre une propriété à Primus, et les lois actuelles qui les empêchent de le faire violent leurs Droits de propriété à eux.

Tout le problème de l’immigration se résoudrait dans la matrice des Droits de propriété absolus caractéristiques de la société libertarienne. Car les gens n’ont le Droit de déménager que sur les propriétés et les terrains que les propriétaires actuels veulent bien leur louer ou leur vendre. Dans la société libre, les gens auraient le Droit de voyager sur les seules voies dont les propriétaires leur permettraient l’usage et, ensuite, de louer ou d’acheter leur logement auprès de propriétaires consentants. Tout comme dans le cas de la circulation dans les rues, on verrait sans aucun doute apparaître une configuration diverse et variée de règles d’immigration.


[164] Cf. le raisonnement dans Rothbard, Power and Market, pp. 238-240. Cf. aussi Rothbard, For a New Liberty, pp. 42-44.

* L’auteur utilise ici le terme “liberals” qui, au sens américain, est plus proche de “social-démocrate” que du terme français “libéral” ; Il désigne les “libéraux” au sens du XIX° siècle anglais par “classical liberal" ou plus souvent (pour les critiquer) par “free-market” ou “laissez-faire”. Les libéraux français du XIX° siècle, dans la mesure où ils sont plus cohérents, sont pour lui des “libertarians” : c’est le cas de Dupont de Nemours, Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Charles Dunoyer, Augustin Thierry, Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Edmond About, Yves Guyot, etc. C’est vrai aussi des “libéraux” américains associés à la Révolution américaine ou liés à la tradition française. De manière générale, nous avons traduit le “liberal" américain par “social-démocrate”, “de gauche” ou “socialiste”. [N.D.T.]

[165] Un exemple particulièrement net de contradiction est le Professeur Peter Singer, qui appelle explicitement à conserver le concept des Droits pour la liberté personnelle, tout en versant dans l’utilitarisme dans les affaires économiques et dans le domaine de la propriété. Peter Singer, “The Right to Be Rich or Poor”, New York Review of Books, 6 mars 1975.

[166] Rothbard, Power and Market, pp. 238-239.

[167] Sur la citation de Holmes, cf. Rothbard, For a New Liberty, pp. 43-44 ; et Power and Market, pp. 239-240. Pour une critique définitive de la réputation usurpée de Holmes comme un défenseur des libertés civiles, cf. Mencken, Chrestomathy, pp. 258-64.

[168] De plus, l’idée que le fait de crier “au feu” cause en soi une panique est déterministe. ce n’est qu’une autre variante du mythe impliqué dans l’”incitation à l’émeute” dénoncée plus haut. C’est aux gens qui sont dans la salle de juger l’information qui leur parvient. Si ce n’était pas le cas, pourquoi le fait d’avertir contre un vrai incendie ne serait-il pas punissable, puisque lui aussi peut créer une panique ? Le trouble causé par le fait de crier “au feu” n’est un motif de poursuites qu’au titre de la violation des Droits de propriété exposée dans le texte ci-dessous. Je dois cette remarque au Professeur David Gordon.

** Le premier Amendement à la Constitution américaine, qui est aussi le premier article de la Déclaration des droits, protège la liberté d’expression.[N.d.T.]

[169] Irving Dillird, éd. One Man’s Stand for Freedom, New York : Knopf, 1963, pp. 477-78.

[170] Bertrand de Jouvenel, “The Chairman’s Problem,” American Political Science Review, juin 1961, pp. 368-372. L’essence de cette critique de Jouvenel est parue en italien in Murray N. Rothbard, “Bertrand de Jouvenel ed i diritti di proprietá,” Biblioteca della libertá, 1966, N°2, pp. 41-45.

Murray Rothbard in L'éthique de la liberté

samedi 15 novembre 2008

Lettre à la Flicaille (Pierre Lemieux)

10. Lettre à la flicaille
Durant la traversée des quartiers populaires, on voyait parfois un flic se glisser honteusement dans son domicile, par une porte basse.
André Thirion 48

Hé ! le flic, c’est à toi que je cause.
Tes supérieurs te demandent de faire la sale besogne du gouvernement fédéral et de faire appliquer les nouveaux (encore d’autres !) contrôles des armes à feu, qui ont transformé en criminels des centaines de milliers, voire des millions, de Canadiens. Il s’agit d’une tâche indigne d’une police qui serait au service des citoyens. Ces contrôles prévoient des peines de prison pour des gens dont le seul « crime » consisterait à refuser d’être fichés et d’obéir à des lois et règlements arbitraires, immoraux, liberticides et contraires à nos traditions. Une minorité importante et croissante de la population s’oppose à ces contrôles. Il est fort probable que la majorité même les rejetterait si elle en connaissait la nature. De toute manière, ton rôle n’est pas d’imposer à des minorités pacifiques n’importe quels diktats d’une quelconque majorité. À l’école de police, on t’a enseigné que tu protégeais « la société ». On a oublié de te dire que cette société est composée d’individus et que ton rôle n’est pas de protéger une collectivité abstraite en criminalisant des individus pacifiques réels. On a oublié de te dire que la règle de droit n’est pas cohérente avec n’importe quelle sorte de loi. On a oublié de te dire que la « tyrannie de la majorité » (comme disait Alexis de Tocqueville il y a 150 ans) demeure une tyrannie. Au fond de toi-même, tu sais que j’ai raison. Tu sais que ces prétendues lois ne sont pas de la même nature que les lois contre le meurtre, le vol ou le viol. Tu sais que ces prétendues lois ne font que transformer d’honnêtes gens en criminels artificiels. De plus – et permets-moi d’être clair là-dessus –, tu es notre employé, et non notre maître. Tes pouvoirs sont entièrement délégués par nous et tu n’en as aucun qui ne m’appartienne aussi. Regarde-toi : tu n’as pas honte de porter à la ceinture une arme qui m’est interdite depuis les derniers décrets dits lois ? C’est nous qui payons ton salaire. Et ce « nous » comprend les minorités pacifiques. Sans l’appui général des citoyens respectueux du droit, tu ne serais bientôt, au mieux, qu’un fier-à-bras de la garde prétorienne du régime ; au pire, un petit flic corrompu dans une république bananière. Tu répondras peut-être que tu ne fais que gagner ta vie et faire ton travail – comme tous les tontons-macoutes de l’histoire. Ce genre de contrainte ne dispense personne de respecter le droit et la morale. Ne te place pas dans la position d’un ennemi des citoyens pacifiques. Pour regagner ma confiance, tu as du chemin à faire !

En vérité, c’est davantage le supérieur du petit flic qui mérite notre mépris. Les flics ordinaires, sans doute, sont moins dangereux.

En 1996, le directeur d’un des postes de police de la Communauté urbaine de Montréal avait été l’un des instructeurs du camp de rééducation dont j’ai parlé au chapitre 7. C’était un vieux flic – vieux, c’est-à-dire sans doute plus vieux que les 48 ans que je portais alors. Il n’approuvait pas les contrôles des armes à feu qui existaient ou se dessinaient alors. Souhaitant corriger ce qu’il disait être la mauvaise perception que j’avais de la police, il m’invita à faire une nuit de patrouille avec un de ces hommes.

On ne me donna certainement pas le flic le plus dangereux du district. Appelé « superviseur » dans la hiérarchie policière montréalaise, il était plus jeune que moi. Il me laissa fumer dans la voiture de police même si le règlement l’interdisait. Du reste, nous trouvâmes un paquet de cigarettes vide sous le pare-soleil. Même s’il n’était pas un intellectuel, mon flic était un homme raisonnable, intéressé à la discussion, qui admettait facilement (par exemple) que la criminalisation des drogues douces était discutable. D’entrée de jeu, je lui dis que j’étais un criminel puisque, chez moi, mes armes n’étaient pas « entreposées de manière sécuritaire » et qu’il devrait m’arrêter. Pris par surprise, il me dit : « On ne vous ferait pas cela à vous, Monsieur Lemieux. »

Je ne raconterai pas tous les événements de cette nuit riche en apprentissage, même si elle fut plus paisible qu’on ne s’y attendait. Mon hôte avait choisi le jour actif par excellence, celui où les assistés sociaux reçoivent leur chèque, achètent de la bière et de la cocaïne, et finissent par se taper dessus. Un des appels auxquels nous répondîmes fut du reste de ce genre-là. J’appris alors que les assistés sociaux utilisent leur carte plastifiée d’assurance maladie pour faire leurs lignes de coke. « Vous, à Outremont, me dit mon flic, vous prenez des cartes de crédit. »

Un autre des incidents pour lesquels nous fûmes appelés concernait une bataille entre deux prétendants amoureux. Nous arrivâmes devant la maison à appartements alors que deux autres voitures de police étaient déjà sur place. Les belligérants avaient déguerpi, laissant à la dulcinée convoitée le soin de recevoir la police. Nous étions tous sur le trottoir près de la pelouse. L’un des flics fumait. Plutôt jeune – 30 ou 35 ans –, il avait été auparavant flic dans un village de la Beauce québécoise. Chassez le coureur des bois et il revient au galop : j’en profitai pour entamer la conversation en lui racontant comment, en 92-93, à l’époque où les taxes avaient fait doubler le prix du tabac, j’achetais des cigarettes de contrebande. Mais il était aussi coureur des bois car il m’avoua en souriant qu’il avait fait la même chose.

En général, les jeunes flics qui sont nés avec une carte d'assurance maladie entre les dents et un numéro d’assurance sociale tatoué sur le front, et qui ont subi sans protection le grand lavage de cerveau étatiste du 20e siècle, sont sans doute plus dangereux que les flics d’âge mur, qui se souviennent vaguement de la liberté que nous avions dans ce pays. Celui-ci infirmait mon hypothèse.

L’autre voiture qui nous avait précédés sur les lieux de l'incident était occupée par deux fliquesses. Elles étaient peut-être aussi naïves concernant les choses de la liberté que cette autre fliquesse que je rencontrai quelques jours plus tard et qui ne savait même pas que, en vertu de la nouvelle prétendue loi, le revolver à canon court qu’elle portait à la ceinture était désormais interdit aux simples citoyens. Mais l’une d’elles n’était peut-être pas aussi naïve en ce qui concerne les choses de la vie en général. Je lui dis : « Je me demande bien pourquoi ils m’ont mis dans la voiture de ce mâle de superviseur alors que j’aurais pu partager la voiture de deux belles fliquesses comme vous. » Joueuse, elle regarda sa poitrine, qu’elle agita d’un mouvement de l’épaule, et répondit : « Oh ! vous savez, avec notre gilet pare-balles… », de l’air de dire : on ne peut pas faire grand chose. Comme j’étais encore jeune et fou, je l’aurais bien envoyée rouler par terre pour une partie de jambes en l’air.

Hé ! le politicien qui a voté à l’aveugle les dernières lois sur les armes à feu - hé ! l'homme de paille du Parlement, député, sénateur - hé! le ministre fasco-sécuritaire et toi, son complice fasco-béat – hé ! le fonctionnaire du ministère de la « Justice » et de l’infâme Centre canadien des armes à feu – hé ! le dirigeant de police qui mène ta petite croisade de pouvoir en faveur de ces prétendues lois – c’est à toi que je cause. « PM » ne signifie pas « premier ministre », mais « permis de merde ». C’est toi qui m’as cherché, alors que je ne faisais que vivre ma vie pacifique. Est-ce que je t’ai déjà demandé, moi, de me raconter tes chagrins d’amour sous la menace de mes armes ? Tu te prends pour qui, demi-civilisé d’Ottawa, demi-urbanisé de Québec ? C’est toi qui devrais te glisser honteusement chez toi par une porte basse, alors que tu es grassement payé avec l’argent extorqué à tes victimes mêmes, et détourner ta tronche de voleur et d’assassin quand ta femme et tes enfants te regardent. Si tu n’as pas encore tué de coureurs des bois, c’est simplement parce qu’ils se sont écrasés devant ta garde prétorienne. C’est toi qui détruis notre capital social d’honnêteté. Et ne sois pas cent pour cent sûr de toi : c’est peut-être toi qui finiras tes jours en prison avec Fidel Castro et ses pareils. Qu’est-ce que tu as fait de nos libertés ? Mon mépris pour toi est indicible, mais il n’est rien à côté du mépris dont les historiens de l’avenir accableront ta mémoire, si seulement ils distinguent ta gueule de sous-caporal dans la fournée des traîtres.

48 Le Grand Ordinaire, Paris, Éric Losfeld, 1970, p. 26.



Pierre Lemieux, in Les Confessions d'un Coureur des Bois

vendredi 7 novembre 2008

Un entretien avec le médecin (Verly)

Ma pauvre femme est toujours à l'hôpital. Le médecin m'a engagé à espacer mes visites le plus possible, pour lui éviter des causes de surexcitation. Lorsque j'arrive, elle se jette passionnément dans mes bras, comme si je venais d'échapper à quelque grand péril, et quand je la quitte, ce sont chaque fois des scènes de désespoir. Quand je suis parti, elle est en proie à une agitation extrême, que suit une sorte de prostration; elle pense sans cesse à moi, à ses enfants, à son père, s'imagine que nous sommes exposés à toutes sortes de persécutions et de dangers et s'affole à l'idée qu'elle ne nous reverra plus. Son esprit ne s'est pas encore remis des ébranlements successifs causés par la fuite de François et d'Aline et par la mort de notre petite Marie.
J'étais si inquiet de son état que, hier, j'ai voulu prendre à ce sujet l'avis de notre vieux médecin, qui la soigne depuis notre mariage et connait très bien son tempérament. Il venait de voir un jeune suicidé et était tout attristé de n'avoir point réussi à le rappeler à la vie.
- Désolé de ne pouvoir vous satisfaire, mon brave Martin, me dit-il. Voyez il est cinq heures : j'ai dépassé la limite maxima de ma journée de travail, et jusqu'à demain matin, il ne m'est plus permis, malgré la meilleure volonté du monde, de faire acte professionnel. J'ai déjà été dénoncé trois fois par de jeunes confrères réprimandés, eux, pour n'avoir pas justifié de l'emploi régulier de leurs huit heures, et j'ai été sévèrement puni pour surproduction. Une nouvelle récidive pourrait entraîner pour moi les conséquences les plus graves.
Je m'abstins donc d'insister, et nous nous mîmes à causer de choses étrangères au sujet qui m'intéressait. Il me reparla de la visite qu'il venait de faire et de la multiplication vraiment effrayante des suicides depuis la socialisation de notre pays.
- Votre jeune homme était probablement un amoureux désespéré? observais-je.
- Non. Dans le nombre des suicides, il en est assurément qui ont pour cause des chagrins d'amour. La politique ne peut rien changer à cela : il y a toujours eu et il y aura toujours des amants rebutés et des femmes délaissées. L'amour ne se décrète pas plus que la fidélité. Mais l'espèce d'épidémie qui va croissant de jour en jour à une autre origine. J'ai été médecin militaire, vous savez, et j'ai eu l'occasion d'observer des cas analogues au régiment. J'ai vu des jeunes gens de bonne constitution, qui ne se plaignaient ni de l'ordinaire, ni de l'uniforme, ni de la chambrée, se détruire simplement parce qu'ils ne pouvaient s'habituer à la discipline qui leur était imposée et à la monotonie de la vie de caserne.
- Ces jeunes soldats avaient pourtant la perspective d'en être quittes après deux ou trois ans et de recouvrer alors leur entière liberté?
- Parfaitement. Mais la nostalgie ne raisonne pas. Eh bien ! nous nous trouvons ici en présence de cas identiques, aggravé par le défaut total d'espérances. Les restrictions apportées à la liberté personnelle, l'étroite prison morale dans laquelle l'individu se trouve enfermé par l'organisation socialiste de la production et de la consommation, la notion de la perpétuité de cette existence terne et moutonnière qu'aucune initiative ni aucun effort de volonté ne peuvent améliorer, ont diminué dans une telle proportion le charme de la vie, qu'un certain nombre de citoyens en sont arrivés à considérer le suicide comme le seul moyen d'échapper à une destinée intolérable pour eux.

Hippolyte Verly, in Les socialistes au pouvoir

dimanche 19 octobre 2008

Le contrôle de la vie..(Hilaire Belloc)


Le contrôle de la production des richesses est le contrôle de la vie humaine elle-même.

Joseph Hilaire Pierre René Belloc dit Hilaire Belloc, in L'État servile (Servile State)

mercredi 15 octobre 2008

Ces vestiges du passé (Alexander Bogdanov)


« Voyez la force du passé, dit l’éducatrice dans un sourire. Il semblerait que le communisme soit atteint, il ne nous arrive quasiment jamais de refuser quelque chose aux enfants, alors d’où leur vient ce sentiment de propriété privée ? L’enfant arrive et dit « mon bateau », « c’est moi » qui l’ai fait. Et cela est très fréquent : cela va parfois jusqu’à la bagarre. Rien n’y fait, c’est la loi de la vie : le développement d’un organisme répète en abrégé le développement de l’espèce, et l’individualité, le développement de la société. Un enfant d’âge moyen a, dans la plupart des cas, ce caractère confusément individualiste. L’approche de la puberté renforce encore ce caractère. C’est seulement lorsqu’il est jeune adulte que le milieu social ambiant vainc ces vestiges du passé. »


Alexander Bogdanov, in L’Étoile rouge (Красная звезда)

samedi 4 octobre 2008

Dans l’État socialiste idéal (David Friedman)


Dans l’État socialiste idéal, le pouvoir n’attirera pas les fanatiques du pouvoir. Les gens qui prennent les décisions n’auront pas la moindre tendance à favoriser leurs intérêts personnels. Il n’y aura pas moyen, pour un homme habile, de détourner les institutions pour les mettre au service de ses propres fins. Et on verra les crocodiles voler.

David Friedman, in Vers une société sans État (The Machinery of Freedom)

samedi 20 septembre 2008

Une constance de l'esprit humain (Revel)

La longue tradition, échelonnée sur deux millénaires et demi, des œuvres des utopistes, étonnamment semblables, jusque dans les moindres détails, dans leurs prescriptions en vue de construire la Cité idéale, atteste une vérité: la tentation totalitaire, sous le masque du démon du Bien, est une constante de l'esprit humain. Elle y a toujours été et y sera toujours en conflit avec l'aspiration à la liberté.


Jean-François Revel, in La Grande Parade

jeudi 18 septembre 2008

Cantines nationales (Verly)

En vérité, nous avons le bonheur de vivre à une époque mémorable, dont on parlera dans la suite des siècles. Ce matin, à la même heure, cinq mille cantines pouvant nourrir chacune mille personnes ont été ouvertes à Paris. C'est une organisation véritablement merveilleuse, pleine de méthode et de simplicité, digne des vertus des anciens Spartiates.
Nous sommes loin du temps où une bourgeoisie sensuelle allait se gorger de nourritures raffinées et dispendieuses au Grand-Hôtel ou au Café Riche et s'enivrer de vins capiteux à 10 ou 15 francs la bouteille. Maintenant, dans notre société socialisée, on ne peut plus gaspiller pour un seul repas de quoi assurer l'existence de toute une honnête famille pendant un mois. Plus de garçons habillés comme des notaires, en habit noir et en cravate blanche, plus de cartes des mets et des vins reliées aussi richement que des missels, plus de vaisselles d'argent, plus de cristaux, plus de nappes à ramages orgueilleux.
Dans nos cantines sociales, tout est réglementé selon la raison jusque dans les plus petits détails, et nul n'y est favorisé aux dépens des autres. Naturellement, on ne peut manger indifféremment dans toutes les cantines, car cela jetterait dans le service des perturbations impossibles à prévoir et il y aurait en quelques heures des cantines totalement dégarnies de provisions, alors que d'autres seraient encore surabondamment fournies. Nos gouvernants sont des hommes d'État trop expérimentés pour n'avoir pas aperçu d'avance et sagement évité cet écueil.
On ne peut manger que dans la cantine où l'on s'est fait inscrire, et pour cette inscription, on a le choix entre les cantines du quartier de son domicile et de celui de son travail. Les déjeuners sont servis de dix heures à midi et demi; les diners, de cinq à huit heures.
Chacun combine le moment de ses repas conformément à ses heures de loisir, qui dépendant naturellement de son genre d'occupation. Malheureusement, c'est seulement le dimanche qu'il m'est permis de manger avec ma femme, comme j'en ai l'habitude depuis vingt-cinq ans, car nos heures de travail sont tout à fait différentes.
- Alors, je ne pourrai plus avaler une seule bouchée! s'est exclamée Louise, quand elle a été instruite de ce contretemps.
- Je le regrette comme toi, chère femme, lui ai-je répondu ; mais il faut déployer de la bonne volonté : car c'est aux socialistes inébranlables dans leur foi, comme nous le sommes, qu'il appartient de donner le bon exemple. Notre illustre Jaurès n'a-t-il pas écrit que l'intensité des satisfactions est en raison directe de leur rareté ?
Je dois expliquer maintenant comment les cantines fonctionnent.
En entrant, on passe devant un guichet occupé par un comptable, auquel on présente son livret. L'employé en détache un coupon d'alimentation et vous remet en échange un numéro, comme aux bureaux d'omnibus. L'administration a eu la bienfaisante pensée de placer des bancs le long des murs, pour que l'on puisse attendre sans fatigue l'appel de son numéro; c'est seulement dans les moments de presse, quand les bancs sont pleins, qu'on attend debout. La cantine est divisée en plusieurs sections correspondant à la couleur des numéros, et chacune a son surveillant chargé d'appeler les tablées à mesure que des vides se produisent.
A l'appel de votre numéro, dans votre série, vous passez au guichet du buffet, où l'on vous remet votre portion, que vous devez porter vous-même à la table qui vous est assignée par un garde social.
Car ce sont les miliciens de la police qui font ici le service d'ordre, et je dois reconnaitre que leur présence est nécessaire, au moins pour les premiers temps. Toute cette organisation méthodique est nouvelle, le public, encore esclave de ses anciennes habitudes, n'y est pas accoutumé, et il ne manque pas de gens qui manquent de patience et de calme.
Mais je dois constater, d'autre part, que les policiers n'apportent pas dans l'accomplissement de leur mission l'urbanité, la cordialité qui s'imposent dans une société vraiment fraternelle. Les nécessités gouvernementales ont fait porter leur nombre à trente mille; ils se sentent devenus indispensables, ils font maintenant les importants et reprennent peu à peu les allures désagréables du régime bourgeois.
La cohue aussi est véritablement trop grande dans les cantines; on sera obligé d'en augmenter le nombre, sinon on n'arrivera pas à servir dans le temps voulu un pareil nombre de consommateurs et il s'ensuivra une perturbation regrettable dans le travail.
Ce n'est pourtant pas la durée du repas qui est cause de ce retard. Cette durée est même trop brève : un quart d'heure. Le garde social, debout, montre en main, derrière chaque rangée de tables, ne fait pas grâce d'une minute; au contraire, je crois qu'il en rogne deux ou trois pour gagner du temps. Et à son signal, il faut, bon gré, mal gré, se lever et céder la place à ceux qui attendent.
Ces places également sont trop étroitement mesurées, et cela nuit à la rapidité de l'opération : on est serré des épaules et des coudes.
Cette gêne a même amené sous mes yeux un incident comique. Le hasard avait amené côte à côte, en face de moi, un ramoneur et un farinier. Or, comme chacun accourt à la cantine au sortir de l'atelier dans le costume de sa profession, le frottement du noir et du blanc produisait sur les deux voisins des bigarrures extraordinaires qui égayaient tout le monde. Le ramoneur en riait de tout son cœur, mais le farinier s'en montrait fort courroucé.
J'ai raconté cela à ma femme, le soir, pour l'amuser un peu et la distraire du chagrin qu'elle éprouve de ne pouvoir partager mon repas comme autrefois.
- Vois-tu, chère amie, cette organisation demande encore certains perfectionnements. Toute machine a besoin d'être réglée avant de fonctionner tout à fait bien, et nous sommes encore dans la période de tâtonnement. Mais ce n'est pas moins une chose qui élève l'âme de penser que, le même jour et à la même heure, toutes les cantines nationales de Paris cuisinent les mêmes mets; que chaque cantine, dans un délai fixe, alimente un nombre de bouche mathématiquement déterminé, et que par cette méthode précise se trouve économisé au profit de la collectivité le temps si follement gaspillé autrefois par la société capitaliste. Cette économie de temps est un des plus grands triomphes de notre organisation socialiste.
Un peu plus tard, comme nous revenions d'une petite promenade du côté des boulevards, nous trouvâmes la maison en émoi : la plupart des portes étaient ouvertes, les corridors, les paliers et même les escaliers garnis de voisins qui discutaient avec âpreté la question des cantines. Nous nous arrêtâmes, Louise et moi, faute de pouvoir gagner notre cinquième, et nous entendîmes une citoyenne du premier, directrice de cuisine d'une des cantines du quartier, répondre à une critique formulée avant notre entrée :
- Eh bien! ce serait du beau gâchis, si on vous écoutait! Des plats variés au choix... Ah bien, oui! Alors les premiers venus auraient les fins morceaux, et les autres, ceux qui lâchent la besogne plus tard, fricoteraient avec les déchets, pas? Et l'égalité, qu'est-ce que vous en faites?
- L'égalité des intestins, oh la la! cria une voix aux étages supérieurs.
- Vous n'avez pas la prétention d'en remontrer aux hommes de science, je suppose? répliqua la directrice. Il est démontré que 700 grammes de pain, 250 de viande, 300 de légumes, haricots, pommes de terre, pois, fèves, choux ou salade sont suffisants à l'entretien quotidien de la force et de la santé de tout individu dans l'état normal...
- Zut! riposta la voix gouailleuse. Y avait à côté de moi un fort de la halle qui avait escamoté sa portion quand je n'étais pas à la moitié de la mienne, et qui claquait encore du bec. Il a demandé un supplément, le flique l'a insulté. J'y ai repassé mon surplus et il est encore parti en suçant son pouce!
Tout le monde s'est mis à rire.
- On ne peut pas baser un raisonnement sérieux sur des exceptions, a fait judicieusement observer un chef de bureau du ministère de l'Intérieur, qui loge au second. Il avait été question tout d'abord de graduer les portions en raison du poids personnel des consommateurs, qu'on aurait inscrit sur leur livret; mais cela aurait entraîné dans le service des complications inouïes, et l'on y a renoncé.
- Vaut mieux faire jeûner les gros; ça les ramènera au poids réglementaire!
Nouveaux rires. Le chef de bureau continua sans relever la plaisanterie :
- De même pour les femmes. On avait proposé de leur attribuer des portions moins fortes qu'aux hommes...
Un charivari de protestations aiguës interrompit l'orateur, qui attendit avec patience et repris, quand le calme fut à peu près rétabli :
- Si vous n'aviez pas tant crié, vous sauriez déjà que le gouvernement a écarté cette idée, comme attentatoire à l'égalité des sexes et en contradiction avec l'égale obligation du travail.
- Ça empêche pas que les femmes et les hommes, c'est pas fichu pareil!
- L'égalité des besoins physiques est une absurdité, clama un citoyen remarquablement obèse, appuyé à la rampe sur le palier du troisième étage. C'est pas ma faute, si j'ai la boulimie. Avec ce qu'ils donnent à la cantine, j'en ai pour ma dent creuse!
- Bon! Je ne sais pas si le régime va vous décharger du superflu de votre margarine, mon gros!
- Citoyen, dit sérieusement le chef de bureau, si vous vous êtes engraissé de la sueur du peuple, comme tant d'autres, dans la société bourgeoise, tant pis pour vous. La collectivité socialiste n'est pas responsable de vos excès. Si, au contraire, votre embonpoint est simplement le résultat d'une disposition naturelle ou d'une existence trop sédentaire, vos huit heures de travail régulier et les exercices auxquels vous pourrez vous livrer pendant vos huit heures de loisir vous débarrasseront de votre infirmité.
- D'ailleurs, ajouta aigrement la directrice, chacun est libre de faire à son domicile des repas supplémentaires, si bon lui semble. Il suffit pour cela d'acheter de la nourriture avec les bons de circulation.
- Et le tabac? On voit bien que vous ne fumez pas, la bonne dame!
- En résumé, conclut la directrice, en méprisant cette apostrophe, l'alimentation est une question de chimie. Il faut un quantum déterminé de matières azotées et de matières non azotées; la science a prononcé et son arrêt a été méthodiquement exécuté. Un point, c'est tout.
- Et vive le pape infaillible!
- Un brevet à l'institutrice!
- On réclame l'émancipation de l'estomac!
- A Chaillot, les affameurs!
- Permettez, permettez, intervint le chef de bureau. Tout cela n'est pas sérieux. Le meilleur, je veux dire le moins mauvais des anciens tyrans de ce pays considérait comme un progrès idéal que chacun pût mettre la poule au pot tous les dimanches...
- Vive Henry IV!
- Qu'est-ce que cela, en comparaison de ce qu'a fait notre admirable gouvernement! Plus de citoyens sans pains, plus de vagabonds sans asile! La marmite bout pour tout le monde, tous les jours, et chacun jouit d'un toit pour abriter sa tête! En face de résultats aussi merveilleux, qui oserait s'arrêter à de misérables critiques de détails basées sur des exceptions individuelles?...
Nous montions notre escalier au fond de la cour que nous entendions encore les éclats de son éloquence.
- Ce fonctionnaire parle sérieusement, dis-je à une femme, et il a des idées très justes.
- Un curé prêche toujours pour sa paroisse, répondit amèrement Louise. Cet homme est satisfait de sa position au ministère, où il ne travaille guère et trouve sans doute des profits; il serait fâché que les choses changeassent, ça se comprend très bien.
Le chagrin persistant de ma pauvre femme m'afflige et arrête l'essor de mon âme au milieu des transformations sublimes qui s'accomplissent autour de nous. Elle est devenue impressionnable à l'excès, et sa nervosité s'accentue tous les jours. Durant nos vingt-cinq années de ménage, nous n'avons pas eu autant de désaccords que depuis la Révolution sociale, et je ne vois s'atténuer cet état d'antagonisme. Ses récriminations n'ont pas cessé depuis l'ouverture des cantines. Hier soir, comme je la voyais plus pâle et plus excitée encore que de coutume :
- N'as-tu besoin de rien? lui demandai-je. Tu sais qu'il y a là, dans l'armoire, du pain et du vin.
- Merci, Joseph. Oui, je vais essayer de tremper une croûte, car je n'en puis plus, j'ai les jambes comme cassées.
- N'as-tu donc pas mangé convenablement au dîner?
- Mangé convenablement, avec cette cuisine de caserne! C'est de la pâtée à chien qu'on fabrique dans ces boites-là. La viande, c'est une pelote de tendons séchés à force d'être cuite, et la sauce, c'est de l'eau sale... Ah! je les connais trop bien, leurs tripotages; quand je lis les "sept plats du jour" de la semaine qu'on affiche le dimanche à la porte des cantines, j'en ai l'estomac retourné. Je vois d'avance ce qu'on nous offrira sous le nom de bouilli du lundi, du navarin du mardi, des escalopes du mercredi, de la raie au beurre noir du jeudi et le reste à l'avenant. J'ai beau me raisonner, mon gosier se ferme, je ne peux plus rien avaler.
- Tu me fais de la peine, ma bonne Louise. Pourtant, combien de fois ne t'ai-je pas entendu te plaindre, sous l'ancien régime, de ne pas savoir où donner de la tête tant la vie devenait chère! Et comme tu étais contente, le dimanche, quand nous allions dîner dans une gargotte de banlieue, parce que, ces jours-là, tu n'avais pas à t'occuper de la cuisine!
- Eh bien! maintenant, je donnerais la moitié des années qui me restent pour retourner à ce temps-là.
Chaque jour nous avons de ces algarades. Je me dis bien, en mon pardedans, que c'est l'habitude des femmes de se tourmenter comme à plaisir et de trouver toujours à reprendre dans les choses qu'elles ne font pas elles-mêmes; je n'en suis pas moins inquiet et attristé.
J'espère que, quand elle aura vu seulement une fois les enfants et le grand-père dans leurs établissements, - car jusqu'à présent, par mesure d'ordre, on n'a pas autorisé les visites;- quand elle aura constaté combien ils sont bien portants, heureux et gais, elle recouvrira la paix de l'âme et reprendra sa bravoure de caractère, qui jadis ne l'abandonnait jamais, même dans les moments difficiles que nous avons eus à traverser.

Hippolyte Verly, in Les socialistes au pouvoir

mercredi 10 septembre 2008

Les origines de la valeur (Étienne Bonnot de Condillac )


Une chose n'a pas une valeur, parce qu'elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, parce qu'elle a une valeur.

Je dis donc que, même sur les bords d'un fleuve, l'eau a une valeur, mais la plus petite possible, parce qu'elle y est infiniment surabondante à nos besoins. Dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur ; et on l'estime en raison de l'éloignement et de la difficulté de s'en procurer. En pareil cas un voyageur altéré donneroit cent louis d'un verre d'eau, et ce verre d'eau vaudroit cent louis. Car la valeur est moins dans la chose que dans l'estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même.

Comme on juge que les choses n'ont point de valeur quand on a supposé qu'elles ne coûtent rien, on juge qu'elles ne coûtent rien quand elles ne coûtent point d'argent. Nous avons bien de la peine à voir la lumière. Tâchons de mettre de la précision dans nos idées.

Quoiqu'on ne donne point d'argent pour se procurer une chose, elle coûte, si elle coûte un travail.

Or, qu'est-ce qu'un travail ?

C'est une action ou une suite d'actions, dans le dessein d'en tirer un avantage. On peut agir sans travailler : c'est le cas des gens désœuvrés qui agissent sans rien faire. Travailler, c'est donc agir pour se procurer une chose dont on a besoin. Un homme de journée, que j'occupe dans mon jardin, agit pour gagner le salaire que je lui ai promis ; et il faut remarquer que son travail commence au premier coup de bêche : car, s'il ne commençoit pas au premier, on ne sauroit plus dire où il commence.

D'après ces réflexions préliminaires, je dis que, lorsque je suis loin de la rivière, l'eau me coûte l'action de l'aller chercher ; action qui est un travail, puisqu'elle est faite pour me procurer une chose dont j'ai besoin ; et, lorsque je suis sur le bord de la rivière, l'eau me coûte l'action de me baisser pour en prendre ; action qui est un bien petit travail, j'en conviens : c'est moins que le premier coup de bêche. Mais aussi l'eau n'a-t-elle alors que la plus petite valeur possible.

L'eau vaut donc le travail que je fais pour me la procurer. Si je ne vais pas la chercher moi-même, je payerai le travail de celui qui me l'apportera ; elle vaut donc le salaire que je donnerai ; et par conséquent les frais de voiture sont une valeur à elle. Je lui donne moi-même cette valeur, puisque j'estime qu'elle vaut ces frais de voiture.

On seroit bien étonné si je disois que l'air a une valeur ; et cependant je dois lé dire, si je raisonne conséquemment. Mais que me coûte-t-il ? Il me coûte tout ce que je fais pour le respirer, pour en changer, pour le renouveler. J'ouvre ma fenêtre, je sors. Or chacune de ces actions est un travail, un travail bien léger, à la vérité, parce que l'air, encore plus abondant que l'eau, ne peut avoir qu'une très-petite valeur.

J'en pourrois dire autant de la lumière, de ces rayons que le soleil répand avec tant de profusion sur la surface de la terre ; car certainement, pour les employer à tous nos usages, il nous en coûte un travail ou de l'argent.

Ceux que je combats regardent comme une grosse méprise de fonder la valeur sur l'utilité, et ils disent qu'une chose ne peut valoir qu'autant qu'elle a un certain degré de rareté. Un certain degré de rareté ! Voilà ce que je n'entends pas. Je conçois qu'une chose est rare, quand nous jugeons que nous n'en avons pas autant qu'il en faut pour notre usage ; qu'elle est abondante, quand nous jugeons que nous en avons autant qu'il nous en faut, et qu'elle est surabondante, quand nous jugeons que nous en avons au-delà. Enfin, je conçois qu'une chose dont on ne fait rien, et dont on ne peut rien faire, n'a point de valeur, et qu'au contraire une chose a une valeur, lorsqu'elle a une utilité : et, si elle n'en avoit pas une, par cela seul qu'elle est utile, elle n'en auroit pas une plus grande dans la rareté, et une moindre dans l'abondance.

Mais on est porté à regarder la valeur comme une qualité absolue, qui est inhérente aux choses indépendamment des jugemens que nous portons, et cette notion confuse est une source de mauvais raisonnemens. Il faut donc se souvenir que, quoique les choses n'aient une valeur que parce qu'elles ont des qualités qui les rendent propres à nos usages, elles n'auroient point de valeur pour nous, si nous ne jugions pas qu'elles ont en effet ces qualités. Leur valeur est donc principalement dans le jugement que nous portons de leur utilité ; et elles n'en ont plus ou moins que parce que nous les jugeons plus ou moins utiles, ou qu'avec la même utilité nous les jugeons plus rares ou plus abondantes.

Étienne Bonnot de Condillac in Le commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre

vendredi 5 septembre 2008

La fin politique la plus haute (Acton)


La liberté n'est pas un moyen pour une fin politique plus haute. Elle est la fin politique la plus haute. Ce n'est pas en vue de réaliser une bonne administration publique que la liberté est nécessaire, mais pour assurer la poursuite des buts les plus élevés de la société civile et de la vie privée.

John Emerich Edward Dalberg, baron Acton of Aldenham, in The History of Freedom in Antiquity

( Si un lecteur pouvait avoir l'obligeance de confirmer la source...)

dimanche 31 août 2008

Ni Kafka, ni Joyce, ni Proust (Mario Vargas Llosa)


Ni Kafka, ni Joyce, ni Proust n'ont eu besoin de l'appui de l'Etat pour écrire ce qu'ils ont écrit, ni l'oeuvre d'un Wajda, d'un Tadeusz Kantor ou d'un Grotowski n'a résulté des subventions culturelles du socialisme. Et ces six créateurs, bien qu'ils ne soient pas faciles et qu'ils exigent de leurs lecteurs ou spectateurs un effort intellectuel, ont trouvé un public qui pour les six est allé en s'élargissant, comme les cercles concentriques. Une société doit avoir l'art et la littérature qu'elle mérite : ceux qu'elle est capable de produire et ceux qu'elle est prête à payer. Et il est bon que les citoyens assument aussi dans ce domaine leurs propres responsabilités sans y renoncer devant les fonctionnaires, pour éclairés qu'ils soient.

Mario Vargas Llosa in Les enjeux de la liberté (Desafíos a la libertad)

vendredi 29 août 2008

Erratum

Cette note publiée le 25 octobre 2007 et attribuée à Ernst Jünger... s'est avérée un extrait d'Individual Liberty par Benjamin Tucker.

En revanche, Jünger le cite effectivement dans Eumeswil.

Mille pardons, chers lecteurs.

mardi 26 août 2008

Cet énorme non sequitur ( Murray Rothbard )

Les défenseurs de l’Etat, y compris les philosophes aristotéliciens et thomistes classiques, sont tombés dans cet énorme non sequitur qui consiste à sauter de la nécessité de la société à la nécessité de l’Etat.

Murray Rothbard in L'éthique de la liberté

vendredi 22 août 2008

Être gouverné ( Pierre-Joseph Proudhon )


Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre, ni la science, ni la vertu... Être gouverné, c'est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est sous prétexte d'utilité publique et au nom de l'intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !

Pierre-Joseph Proudhon in Idée générale de la révolution au XIXe siècle

vendredi 15 août 2008

Une Histoire de Foi ( Henry Hazlitt )


“Alors !” dit Bolshekov. Il regarda Piotr de bas en haut. “Vous ne connaissez vraiment rien de l’Histoire, absolument rien ?”

Piotr hocha la tête.

“Bien, cela peut être traité simplement en vous donnant une liste de livres à lire. Mais je vais résumer les grandes lignes, pour que vous ayez des bases de départ. Notre Histoire, comme notre calendrier, est divisée en deux parties: Avant Marx, et Après Marx. Par exemple,” - il pointa du doigt le calendrier sur le mur - “nous sommes en L’An de Marx 282, ce qui signifie 282 années après Sa naissance. Vous aviez certainement au moins appris ça à l’école communiste avant d’avoir huit ans !”

Piotr hocha à nouveau la tête.

“Mais c’est la vieille division. Nos auteurs récents divisent l’Histoire en trois grandes périodes: L’Antiquité, l’Âge Sombre (NDT: ‘âge sombre’ est le terme littéral pour ‘moyen-âge’ en anglais), et l’Histoire Moderne. L’Antiquité est toute la période dont on ne sait pratiquement rien et qui a précédé ce qui est ironiquement appelé dans l’Âge Sombre la Révolution Industrielle. Bien sûr ce n’était pas une révolution du tout ; c’était une contre-révolution. L’Âge Sombre commence avec la naissance du capitalisme. Il y quelques différences suivant les historiens quant à l’exacte année où l’Âge Sombre a commencé. Certains la situent à 95 Av.M., ce qui était l’année durant laquelle un bourgeois du nom d’Adam Smith est né ; d’autres la placent à 42 Av.M., qui est l’année d’apparition d’un livre de cet Adam Smith. Ce livre donna naissance à, et fournit un système élaboré d’excuses pour, l’idéologie capitaliste.”

“Quel était le titre de ce livre ?”

“On ne sait plus ; mais j’y reviendrai dans un moment. L’Âge Sombre représente toute la période de la naissance du capitalisme jusqu’à son éradication finale à la suite d’une série de guerres froides ou ouvertes entre environ 150 Ap.M. et le triomphe final du communisme en 184 Ap.M.”

“Donc l’Histoire moderne, Votre Altesse - l’histoire depuis le triomphe final et complet du communisme - aura tout juste un siècle d’ici deux ans ?”

“Correct. Maintenant nous n’allons pas entrer dans les détails de la longue série complexe de guerres qui a mené au renversement final du capitalisme. La Russie Soviétique, bien sûr, a mené les forces du communisme. Les forces du capitalisme se rassemblaient principalement autour de ce que nous appelons maintenant les Etats Désunis, qui n’avait cessé de perdre des alliés, de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais vous trouverez tout ça dans vos livres d’histoire, dont je vous ferai une liste avant que vous ne partiez.”

Il prit une note sur un petit carnet devant lui.

“Pourtant je dois vous révéler” continua-t-il, “la raison centrale du succès du communisme. Nous étions partis avec, apparemment, tous les désavantages possibles. L’ennemi avait de meilleures armes, l’avantage technologique, une plus grande production, plus de ressources. Et pourtant nous l’avons battu à la fin parce que nous avions l’arme formidable qui leur manquait. Nous avions la Foi ! Foi en notre Cause ! Une Foi qui n’a à aucun moment faibli ou hésité ! Nous savions que nous avions raison ! Raison sur tout ! Nous savions qu’ils avaient tort ! Tort sur tout !”

Bolshekov s’était mis à crier. Il s’arrêta un instant comme pour laisser tout cela être absorbé.

“L’ennemi n’a jamais eu vraiment de foi dans le capitalisme,” poursuivit-il. “Ils ont commencé avec très peu, et l’ont rapidement perdu. Ceux qui avaient adopté l’évangile du communisme étaient prêts à mourir pour lui ; mais personne n’était disposé à mourir pour le capitalisme. Cela aurait été une sorte de farce. Finalement, le mieux que nos ennemis trouvèrent à dire en faveur du capitalisme c’est que ce n’était pas le communisme ! Même eux ne semblaient pas penser que le capitalisme avait la moindre vertu positive. Et ils se contentaient de dénoncer le communisme. Mais leur façon de contrer le communisme était de l’imiter. Ils faisaient hommage au capitalisme et à ce qu’ils appelaient l’entreprise privée ou libre entreprise - plus personne ne sait ce que ces termes signifiaient - mais chaque ‘réforme’ qu’ils mirent en place comme ‘réponse’ au communisme était un pas de plus dans la direction du communisme. À chaque réforme qu’ils adoptaient l’individu avait moins de pouvoir et l’Etat toujours plus. Petit à petit le contrôle des individus sur les ressources et les biens leur a été retiré ; petit à petit cela fut envahi par l’Etat. Au début ce n’était pas la ‘propriété’ mais simplement le droit de décision qui fut accaparé par l’Etat. Mais ces idiots qui essayaient de ‘réformer’ le capitalisme n’ont pas vu que le pouvoir de décision, le pouvoir de disposer, était l’essence de la ‘propriété’. Donc ils ont retiré aux individus, étape par étape, le pouvoir de décider de leurs propres prix, ou de décider ce qu’il fallait produire et en quelle quantité, ou de louer ou cesser de louer du travail à volonté, ou de décider des termes de leurs contrats. Graduellement leurs gouvernements ont décidé de toutes ces choses, mais morceau par morceau, au lieu de le faire en un seul grand saut logique. C’était amusant de les voir imiter servilement les Plans Quinquennaux communistes avec leurs propres ‘Plans quadriannuels’. Ceux-ci étaient, évidemment, comme les nôtres, des planifications d’Etat. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces gens semblaient vraiment croire que les appeler ‘quadriannuels’ au lieu de ‘quinquennaux’ empêcherait quiconque de reconnaître le plagiat. En fait, certains d’entre eux étaient trop stupides pour même savoir ce qu’ils étaient en train de copier.”

Il s’arrêta pour se verser un verre d’eau.

“Bref, étape par étape le monde capitaliste a accepté les principes de base du communisme - que l’individu, livré à lui-même, est avide, brutal, stupide et irresponsable ; que ‘l’individualisme’ et la ‘liberté’ sont de simples euphémismes pour la loi de la jungle ou la domination du plus fort - en d’autres termes, des euphémismes pour l’anarchie - et que seul l’Etat a la responsabilité, seul l’Etat a la sagesse, seul l’Etat peut être juste, seul l’Etat peut faire usage du pouvoir. Ils acceptèrent ces principes, mais manquaient du courage ou de la clarté de les suivre jusqu’à leur conclusion logique. Ils n’avaient pas le courage de voir que l’individu, parce qu’il n’est responsable devant personne, doit être privé de tout pouvoir, et que l’Etat, l’Etat qui représente tout le monde, doit être le seul dépositaire de tout le pouvoir, le seul décisionnaire, le seul juge de sa propre-”

Il se ressaisit. “Je ne comptais pas rentrer dans ces détails tout de suite. Mais est-ce si surprenant que le monde capitaliste a perdu ? Est-ce si surprenant qu’il n’a cessé de perdre ses alliés à l’intérieur comme à l’extérieur ? Savez-vous ce que les chefs politiciens américains ont fait à un moment ? Ils ont envoyé d’énormes sommes d’argent pour essayer d’acheter le reste du monde pour qu’il ne devienne pas communiste ! Ils pensaient qu’ils pouvaient acheter de la foi avec des dollars !”

“Et qu’est-il arrivé ?”

“Qu’espérez-vous qu’il eût pu arriver ? Les autres pays bourgeois ont compris que la façon la plus simple d’obtenir de l’argent des Etats Désunis était de subodorer qu’ils pourraient devenir communistes s’ils n’en recevaient pas. Et rapidement ils se sont mis à croire que la seule raison pour laquelle ils ne devenaient pas communistes, c’était pour rendre service aux Etats Désunis, et que leur seule raison de s’armer contre nous n’était pas leur propre préservation, mais encore une fois pour faire plaisir aux Etats Désunis ! Si l’Amérique bourgeoise voulait des armes, se sont-ils dit, elle n’a qu’à payer pour les avoir ! Et ils utilisèrent le reste des fonds américains, de toute façon, pour financer des programmes socialistes - en d’autres termes, pour avancer sur la voie vers le communisme !”

Il sourit, puis redevint sérieux tout à coup. “Est-ce si surprenant que bien qu’ils aient parvenu à corrompre quelques espions parmi nous, nous avions des légions d’espions bénévoles parmi eux - des gens qui nous donnaient l’information avec joie, de leur plein gré ; des gens que nous n’avions pas à payer ; des gens qui ‘trahissaient leur pays’, pour reprendre la phrase de condamnation que les nations capitalistes avaient essayé d’adopter - des gens qui trahissaient leur pays dans l’exultation, par sens du devoir, parce que leurs pays avaient tort, et parce qu’ils servaient une meilleure cause, la cause de l’humanité !”

Piotr était impressionné par la passion et la conviction de cet homme.

“Bien, j’espère que vous me pardonnez, si je me laisse emporter loin du sujet.”

“Non, non,” fit Piotr; “tout cela est précisément ce que j’ai besoin d’apprendre. Mais puis-je poser une question ? Pourquoi alors est-ce que les pays bourgeois ont combattu le communisme ?”

“Ils se sont battus contre le communisme parce qu’ils étaient ‘contre’ le communisme. C’était la seule chose sur laquelle ils parvenaient à s’entendre. Mais ils ne savaient pas ce qu’ils défendaient. Tout le monde était pour quelque chose de différent. Personne n’avait le courage de défendre un capitalisme qui répondait vraiment aux principes de base du capitalisme. Chacun avait son propre plan pour un capitalisme ‘réformé’. Ils pouvaient endiguer le communisme, pensaient-ils, uniquement s’ils parvenaient à ‘corriger les abus’ ; mais tous leurs plans pour corriger ces abus étaient des étapes vers le communisme et le socialisme. Ils se sont entredéchirés pour décider jusqu’où ils devaient aller sur le chemin du communisme pour ‘vaincre’ le communisme, jusqu’où ils devaient embrasser les idées communistes pour détruire les idées communistes. Je sais que ça paraît incroyable, mais je vous assure que c’est vrai.”

“Mais n’y avait-il personne pour avoir foi dans le capitalisme ?”

“Pas dans le sens où tout le monde de notre côté avait foi et a encore foi aujourd’hui dans le communisme. Les plus forts d’entre nos ennemis étaient à moitié convaincus de leur propre cause. Ils se contentaient de s’excuser de leur capitalisme. Ils disaient que le capitalisme, avec toutes ses failles - et ils étaient en compétition féroce pour voir qui lui trouverait le plus de failles - que le capitalisme avec toutes ses failles était probablement juste aussi bien qu’on puisse espérer raisonnablement - et ainsi de suite. Et donc nous les avons anéanti.”

Bolshekov fit un rapide mouvement du plat de la main, comme coupant des têtes invisibles.



Henry Hazlitt in Time will run back

Merci à
Jesrad

mercredi 13 août 2008

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Cordialement,

Simon

JE SUIS, JE PENSE, JE VEUX. (Ayn Rand)

JE SUIS, JE PENSE, JE VEUX.

Mes mains... Mon esprit... Mon ciel... Ma forêt... Cette terre qui est mienne. Que dois-je dire de plus ? Ce sont les mots. C'est la réponse.

Je me tiens ici debout au sommet de la montagne. Je lève la tête et je tends les bras. Ceci, mon corps et mon âme, tout ceci représente la fin de la quête. Je désirais connaître le sens des choses. Je suis le sens. Je voulais découvrir ma raison d'être. Je n'ai nul besoin de raison d'être, ni d'autorisation pour mon existence. Je suis la raison d'être et l'autorisation.

Ce sont mes yeux qui voient, et la vision de mes yeux accorde sa beauté à la terre. Ce sont mes oreilles qui entendent, et l'ouïe de mes oreilles offre au monde sa musique. C'est mon esprit qui pense, et le jugement de mon esprit est le seul phare qui puisse éclairer la vérité. C'est ma volonté qui choisit, et le choix de ma volonté est le seul verdict que je me dois de respecter.

De nombreux mots me furent accordés, quelques-uns sont sages et d'autres sont trompeurs, mais trois seulement sont sacrés : « Je le veux ! »
Quelle que soit ma route, la bonne étoile est avec moi : la bonne étoile est la boussole qui m'indique le chemin. Elle n'indique qu'une seule direction. Et cette direction, c'est moi.

J'ignore si cette terre sur laquelle je me trouve est le cœur de l'univers, ou si elle n'est qu'un grain de poussière perdu dans l'éternité. Je l'ignore, et cela m'est égal, car je sais quel bonheur m'est possible sur cette terre. Et mon bonheur n'a pas à se justifier. Mon bonheur n'est pas un moyen d'arriver à une quelconque fin. Il est la fin. Il est son propre but. Il est sa propre raison d'être.

Je ne suis pas non plus un moyen d'arriver à une fin que d'autres voudraient atteindre.
Je ne suis pas un instrument à leur disposition.
Je ne suis pas un serviteur de leurs exigences. Je ne suis pas un baume pour leurs plaies. Je ne suis pas un sacrifice sur leur autel.

Je suis un homme. Je me dois de posséder et conserver, de défendre, d'utiliser, de respecter et de chérir ce miracle.

Je n'abandonne ni ne partage mes trésors. La richesse de mon cerveau ne doit pas être gaspillée en pièces de bronze jetées en aumône, à tous vents, aux pauvres d'esprits. Je défends mes trésors : ma pensée, ma volonté, ma liberté. Et le plus précieux est ma liberté.

Je ne dois rien à mes frères, je ne suis pas leur créancier. Je ne demande à personne de vivre pour moi et je ne vis pas non plus pour les autres. Je ne convoite l'âme d'aucun homme, tout comme mon âme n'a pas à être convoitée.

Je ne suis ni l'ami, ni l'ennemi de mes frères, mais l'un ou l'autre, suivant ce qu'ils méritent. Pour mériter mon amour, mes frères doivent avoir fait plus que se contenter d'être nés. Je n'accorde pas mon amour sans raison, ni à quelque passant qui se hasarderait à le réclamer. J'honore les hommes de mon amour. Mais l'honneur doit se mériter.

Je choisirai des amis parmi les hommes, mais jamais d'esclave ni de maître. Et je ne choisirai que ceux qui me plairont; à eux je montrerai amour et respect, mais jamais domination ni obéissance. Et nous joindrons nos mains lorsque nous le déciderons, ou marcherons seuls si nous le désirons. Car dans le temple de son esprit, chaque homme est seul. Que chaque homme garde son temple pur et intact. Qu'il rejoigne d'autres hommes, qu'il les prenne par la main, s'ils le désirent, mais seulement au-delà de ce seuil sacré.
Car le mot « Nous » ne doit jamais être prononcé, sauf par choix personnel et après réflexion. Ce mot ne doit jamais être privilégié dans l'âme d'un homme, ou il devient monstrueux, l'origine de tous les maux sur terre, l'origine de la torture de l'homme par l'homme et d'une innommable duperie.
Le mot « Nous » est comme de la chaux vive versée sur les hommes, qui se contracte et durcit comme la pierre, écrase tout ce qui se trouve au-dessous, mêlant le noir et le blanc dans son gris. C'est le mot grâce auquel les dépravés volent la vertu des hommes droits, grâce auquel les faibles volent la force des forts, grâce auquel les imbéciles volent la sagesse des sages.

Quelle joie en tirer, si toutes les mains, même impures, peuvent l'atteindre ? Quelle sagesse, si même les imbéciles peuvent me donner des ordres ? Quelle liberté, si toutes les créatures, même les incapables et les impuissants, sont mes maîtres ? Quelle vie, si je ne fais que m'incliner, approuver et obéir ?

Mais j'en ai fini de ce culte de la corruption. J'en ai fini de ce monstre du « Nous », mot de la servitude, du pillage, de la misère, du mensonge et de la honte.

Et je vois maintenant le visage de dieu, et j'élève ce dieu au-dessus de la terre, ce dieu que les hommes cherchent depuis qu'ils existent, ce dieu qui leur accordera joie, paix et fierté.

Ce dieu, ce mot unique, c'est « JE ».


Ayn Rand in Hymne (Anthem)