mardi 29 avril 2008

Syme et le Novlangue (Orwell)


— Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.
— Lentement, répondit Syme. J'en suis aux adjectifs. C'est fascinant.
Le visage de Syme s'était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait contenu le ragoût, prit d'une main délicate son quignon de pain, de l'autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier.
— La onzième édition est l'édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu'il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement. Vous croyez, n'est-ce pas, que notre travail principal est d'inventer des mots nouveaux? Pas du tout! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu'à l'os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l'année 2050.

Il mordit dans son pain avec appétit, avala deux bouchées, puis continua à parler avec une sorte de pédantisme passionné. Son mince visage brun s'était animé, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et étaient devenus rêveurs.
— C'est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c'est dans les verbes et les adjectifs qu'il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines
de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d'exister y a-t-il pour un mot qui n'est que le contraire d'un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais »? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu'il est l'opposé exact de bon, ce que n'est pas l'autre mot. Et si l'on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l'on veut un mot encore plus fort, il y a « doubleplusbon ». Naturellement, nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n'y aura plus rien d'autre. En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera cou-verte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l'originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l'idée vient de Big Brother.
Au nom de Big Brother, une sorte d'ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d'enthousiasme.
— Vous n'appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J'ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des
traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l'ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu'il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?
Winston l'ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l'espérait, car il n'osait se risquer à parler.
Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :
— Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n'y a plus, dès maintenant, c'est certain, d'excuse ou de raison au crime par la pensée. C'est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l'angsoc et l'angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu'en l'année 2050, au plus tard, il n'y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant?

Eric Arthur Blair dit Georges Orwell, in 1984 ( 1984 )


Newspeak Magazine par JFX

mercredi 23 avril 2008

Mais cette fois... (Spencer)

Que ce soient des politiciens “pratiques” avec leurs nouvelles mesures réglementaires, ou des communistes avec leurs projets de réorganisation du travail, leur réplique est toujours la même : “Il est vrai que des plans d’une nature analogue ont échoué par des causes imprévues ou des accidents malheureux ou par suite des méfaits de ceux chargés de les exécuter ; mais cette fois nous profiterons des expériences passées et nous réussirons”.


Herbert Spencer, in L'Individu contre l'Etat ( The Man versus the State )


On notera au passage la date de parution de cet ouvrage: 1885, soit trente-deux ans avant la Révolution bolchévique.

vendredi 18 avril 2008

Fay ce que vouldras (Rabelais)


En leur reigle n'estoit que ceste clause :


FAY CE QUE VOULDRAS,


parce que gens liberes, bien nez , bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. Iceulx, quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz detournent la noble affection, par laquelle à vertuz franchement tendoient, à deposer et enfraindre ce joug de servitude; car nous entreprenons tousjours choses defendues et convoitons ce que nous est denié.


Par ceste liberté entrerent en louable emulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire. Si quelq'un ou quelcune disoit : « Beuvons, » tous buvoient; si disoit : « Jouons, » tous jouoient; si disoit : « Allons à l'esbat es champs, » tous y alloient. Si c'estoit pour voller ou chasser, les dames, montées sus belles hacquenées avecques leurs palefroy gourrier, sus le poing, mignonement enguantelé, portoient chascune ou un esparvier, ou un laneret, ou un esmerillon . Les hommes portoient les aultres oyseaulx.


Tant noblement estoient apprins qu'il n'estoit entre eulx celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d'instrumens harmonieux, parler de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme, que en oraison solue. Jamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans, tant dextres à pied et à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians tous bastons, que là estoient, jamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l'agueille, à tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.


Par ceste raison, quand le temps venu estoit que aulcun d'icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes, voulust issir hors, avecques soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l'auroit prins pour son devot, et estoient ensemble mariez; et, si bien avoient vescu à Theleme en devotion et amytié, encores mieulx la continuoient ilz en mariaige : d'autant se entreaymoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de leurs nopces.

François Rabelais, in Gargantua

Un Beau Rêve (Karl Popper)


Je suis resté socialiste pendant plusieurs années encore, même après mon refus du marxisme. Et si la confrontation du socialisme et de la liberté individuelle était réalisable, je serais socialiste aujourd'hui encore. Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une société égalitaire. Il me fallut du temps avant de réaliser que ce n'était qu'un beau rêve; que la liberté importe davantage que l'égalité; que la tentative d'instaurer l'égalité met la liberté en danger; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l'égalité parmi ceux qu'on a asservis.

Karl Popper, in La Quête Inachevée (Unended Quest: An Intellectual Autobiography)

lundi 14 avril 2008

L’immoralité de l’État (Lemieux)


De l’illégalité de forcer un individu à poser des gestes positifs à l’avantage d’un autre, découle l’illégitimité de toute redistribution étatique. « L’impôt, écrit Rothbard, est du vol pur et simple. » Ce n’est pas seulement la mission sociale de l’État qui est incompatible avec les droits stricts de l’individu, mais l’État comme tel puisque, même dans son rôle de protection publique, il se finance par l’impôt coercitif: « l’État, qui subsiste par l’impôt, est une vaste organisation criminelle ».
En plus de lever ses revenus par la force, l’État, de par sa nature même, présente une deuxième tare caractéristique: « il acquiert un monopole coercitif de la force et du pouvoir décisionnel ultime sur un territoire donné ». C’est le deuxième volet des activités criminelles d’agression de l’État contre les droits de ses sujets. En réclamant la souveraineté sur un territoire, l’État nie le droit des habitants de faire ce qu’ils veulent de leurs propriétés légitimement acquises. En droit naturel, le véritable souverain est l’individu pacifique, et l’État qui réclame une juridiction sur la propriété d’un individu viole sa souveraineté.
Chaque individu possède des droits absolus qui ne peuvent être suspendus sans son consentement. Il s’agit qu’un seul anarchiste refuse la domination de l’État, qu’un seul individu refuse son consentement au contrat social, pour rendre toute action fiscale ou monopolistique de l’État coercitive et criminelle. Or, comme le répète souvent Rothbard, « certes, il existe au moins un anarchiste de ce genre »...
Il est illusoire de vouloir limiter constitutionnellement une organisation aussi essentiellement tyrannique que l’État. Agresseur constant des droits individuels, l’État doit être aboli purement et simplement. En attendant, affirme Rothbard, « Personne n’est moralement obligé d’obéir à l’État », et toute action contre l’État, sans être moralement obligatoire puisque des considérations de prudence peuvent jouer, est légitime et moralement défendable. Toute réduction du pouvoir de l’État est désirable parce qu’elle « représente une diminution du crime et de l’agression »
Dans la théorie anarcho-capitaliste de Murray Rothbard, l’État est foncièrement et irrémédiablement immoral et criminel parce que sa nature coercitive viole les droits absolus des individus.

Pierre Lemieux, in L'Anarcho-Capitalisme

dimanche 13 avril 2008

Vendredi 11 février (Jean-François Revel)

Vendredi 11 février [2000, note du webmestre]. Depuis quelques semaines, les populations européennes se sont mises à exiger partout des baisses d'impôts. L'Allemagne vient d'en adopter une, assez subtentielle. La France en parle, mais ne le fait guère. En tant qu'écrivain qui, tous prélèvements additionnés, directs ou indirects, se voit confisquer, chaque année, environ les trois quarts de ses droits d'auteur, je me prends vaguement à rêver qu'on me soutirera peut-être 2 ou 3 % de moins. Mon revenu provient essentiellement de mon travail. Je n'ai jamais hérité, sinon des bribes qui n'ont pas modifié sensiblement ma situation financière. Gagner sa vie en écrivant n'est pas facile et, en tout cas, jamais assuré. L'emploi, certes, n'est pas garanti et il requiert non pas 35 mais plutôt 60 heures de travail par semaine. Voilà un État qui se prétend culturel, dans ce sens qu'il dilapide des milliards pour servir sa propre gloriole et couvrir ses amis politiques de prébendes à la destination douteuse et incontrôlée. Mais cet État, en même temps, dévalise les auteurs et les artistes qui ont le mauvais goût de pouvoir se passer de lui et vivre grâce à leur public.
Car l'État français, sans même avoir besoin pour cela d'être socialiste, n'aime que les citoyens et les entreprises qui dépendent de lui, auxquels il distribue l'argent public, en commençant par se le distribuer à lui-même. Il hait l'entreprise privée. Sa bête noire, son ennemi héréditaire, c'est le citoyen indépendant, qui gagne sa vie par ses propres moyens. Celui-là, il faut le punir de son arrogance, le soumettre à l'extermination fiscale, sans toutefois le faire entièrement disparaître, puisque ce serait tarir la source de l'argent que l'État redistribue à la partie de la nation qu'il entretient, fastueusement ou modestement selon les cas, et qui seule lui semble digne de considération.
C'est pourquoi je ne suis guère optimiste quant à l'éventualité d'une réforme fiscale qui soulagerait les revenus élevés du travail, définis par l'État français comme des "privilèges". Les revenus élevés du capital, eux, ont déjà fui ailleurs ou vont le faire. Mais la plupart des contribuables aux revenus élevés issus du travail, des capacités personnelles et du talent sont bien obligés de rester en France. Ce sont eux, je le crains, qui continueront à payer pour tous les autres citoyens.
Seule une mutation dans l'opinion publique pourrait contraindre l'État français à une réduction des prélèvements obligatoires qui ne serait pas une entourloupette de plus. Cette mutation n'est pas impossible. Dans un article amusant du Figaro d'hier, Patrick Buisson, directeur du Centre d'information sur la politique et l'opinion, diagnostiquait une " révolution souterraine dans l'électorat socialiste " et la " naissance d'une gauche... reaganienne ". Ce n'est pas de l'humour. Depuis peu surgissent dans les profondeurs socialistes une adhésion croissante aux valeurs sécuritaires et un rejet de la surpression fiscale. Mais n'oublions pas que l'assiette est tellement peu républicaine en France qu'à peine la moitié des ménages est assujettie à l'impôt sur le revenu et que 20 % d'entre eux en paient 80 %. Pourquoi la majorité des Français, qui en profite, voudrait-elle que l'on cessât de détrousser ces 20 %?

Chômage: le gouvernement français se rengorge parce que notre chômage a baissé de neuf dixièmes de point en un an. Il propose, une fois de plus, " le modèle français " à l'admiration de l'univers. Il oublie que la vraie question est de savoir pourquoi, malgré la croissance, notre chômage n'a pas baissé davantage. C'est grâce à ce miraculeusement ridicule " modèle français " que nous avons encore 10,06 % de chômage , tandis que les peuples dont nous professons qu'ils nous sont intellectuellement inférieurs en ont la moitié, voire moins. L'Autriche en a 4,2 %, la Grande-Bretagne 5,9 %, le Danemark 5,4 %, la Hollande 2,7 %, la Suède 5,3%, les États-Unis 4,1 %, la Suisse 2,65 % (d'après The Economist d'aujourd'hui) !


Jean-François Revel, in Les Plats de Saison