mercredi 10 septembre 2008

Les origines de la valeur (Étienne Bonnot de Condillac )


Une chose n'a pas une valeur, parce qu'elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, parce qu'elle a une valeur.

Je dis donc que, même sur les bords d'un fleuve, l'eau a une valeur, mais la plus petite possible, parce qu'elle y est infiniment surabondante à nos besoins. Dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur ; et on l'estime en raison de l'éloignement et de la difficulté de s'en procurer. En pareil cas un voyageur altéré donneroit cent louis d'un verre d'eau, et ce verre d'eau vaudroit cent louis. Car la valeur est moins dans la chose que dans l'estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même.

Comme on juge que les choses n'ont point de valeur quand on a supposé qu'elles ne coûtent rien, on juge qu'elles ne coûtent rien quand elles ne coûtent point d'argent. Nous avons bien de la peine à voir la lumière. Tâchons de mettre de la précision dans nos idées.

Quoiqu'on ne donne point d'argent pour se procurer une chose, elle coûte, si elle coûte un travail.

Or, qu'est-ce qu'un travail ?

C'est une action ou une suite d'actions, dans le dessein d'en tirer un avantage. On peut agir sans travailler : c'est le cas des gens désœuvrés qui agissent sans rien faire. Travailler, c'est donc agir pour se procurer une chose dont on a besoin. Un homme de journée, que j'occupe dans mon jardin, agit pour gagner le salaire que je lui ai promis ; et il faut remarquer que son travail commence au premier coup de bêche : car, s'il ne commençoit pas au premier, on ne sauroit plus dire où il commence.

D'après ces réflexions préliminaires, je dis que, lorsque je suis loin de la rivière, l'eau me coûte l'action de l'aller chercher ; action qui est un travail, puisqu'elle est faite pour me procurer une chose dont j'ai besoin ; et, lorsque je suis sur le bord de la rivière, l'eau me coûte l'action de me baisser pour en prendre ; action qui est un bien petit travail, j'en conviens : c'est moins que le premier coup de bêche. Mais aussi l'eau n'a-t-elle alors que la plus petite valeur possible.

L'eau vaut donc le travail que je fais pour me la procurer. Si je ne vais pas la chercher moi-même, je payerai le travail de celui qui me l'apportera ; elle vaut donc le salaire que je donnerai ; et par conséquent les frais de voiture sont une valeur à elle. Je lui donne moi-même cette valeur, puisque j'estime qu'elle vaut ces frais de voiture.

On seroit bien étonné si je disois que l'air a une valeur ; et cependant je dois lé dire, si je raisonne conséquemment. Mais que me coûte-t-il ? Il me coûte tout ce que je fais pour le respirer, pour en changer, pour le renouveler. J'ouvre ma fenêtre, je sors. Or chacune de ces actions est un travail, un travail bien léger, à la vérité, parce que l'air, encore plus abondant que l'eau, ne peut avoir qu'une très-petite valeur.

J'en pourrois dire autant de la lumière, de ces rayons que le soleil répand avec tant de profusion sur la surface de la terre ; car certainement, pour les employer à tous nos usages, il nous en coûte un travail ou de l'argent.

Ceux que je combats regardent comme une grosse méprise de fonder la valeur sur l'utilité, et ils disent qu'une chose ne peut valoir qu'autant qu'elle a un certain degré de rareté. Un certain degré de rareté ! Voilà ce que je n'entends pas. Je conçois qu'une chose est rare, quand nous jugeons que nous n'en avons pas autant qu'il en faut pour notre usage ; qu'elle est abondante, quand nous jugeons que nous en avons autant qu'il nous en faut, et qu'elle est surabondante, quand nous jugeons que nous en avons au-delà. Enfin, je conçois qu'une chose dont on ne fait rien, et dont on ne peut rien faire, n'a point de valeur, et qu'au contraire une chose a une valeur, lorsqu'elle a une utilité : et, si elle n'en avoit pas une, par cela seul qu'elle est utile, elle n'en auroit pas une plus grande dans la rareté, et une moindre dans l'abondance.

Mais on est porté à regarder la valeur comme une qualité absolue, qui est inhérente aux choses indépendamment des jugemens que nous portons, et cette notion confuse est une source de mauvais raisonnemens. Il faut donc se souvenir que, quoique les choses n'aient une valeur que parce qu'elles ont des qualités qui les rendent propres à nos usages, elles n'auroient point de valeur pour nous, si nous ne jugions pas qu'elles ont en effet ces qualités. Leur valeur est donc principalement dans le jugement que nous portons de leur utilité ; et elles n'en ont plus ou moins que parce que nous les jugeons plus ou moins utiles, ou qu'avec la même utilité nous les jugeons plus rares ou plus abondantes.

Étienne Bonnot de Condillac in Le commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre

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